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Le bonheur d'être mort


On a peur de la mort parce qu’on ignore s’il y a vraiment un après. Mais quand on passe de l’autre côté, on réalise que c’est là qu’est la vraie vie.

 

 

J’étais en train d’écrire quand je ressentis un malaise au niveau de l’estomac. Le mal se centralisa au niveau de la poitrine. Comme un poids de plus en plus lourd, la douleur devint inquiétante. N’arrivant pas à définir l’origine du mal, je crus que j’avais une indigestion. Je me rendis à la salle de bain afin d’être prêt si je vomissais.

 

Je sentis que je m’affaiblissais de plus en plus. Finalement, je m’écrasai par terre entre la toilette et le bain. Ma vue baissa et mes mouvements devenaient difficiles comme si je devenais mou et lourd. C’est à ce moment que je réalisai que j’étais peut-être en train de mourir.

 

Avant de fermer mes paupières de plus en plus lourdes, je vis dans le miroir du mur en face que ma peau était devenue grise. Puis, ce fut le silence. Entouré d’une obscurité noir foncé, j’eus l’impression de flotter dans le vide. Pourtant, pas d’indice de décès, pas de défilement de ma vie, pas de lumière blanche au bout d’un tunnel, rien qu’un noir opaque.

 

La renaissance

Après un moment d’éternité, une lueur blanchâtre se change en nuages roses qui m’entourent. Se dessine devant moi un trottoir au bout duquel il y a un petit escalier. Une petite porte blanche se dresse au fond du balcon.


René Goyette et Pierre Le Rat Rathier

Je monte les marches et je frappe à la porte. Rien. J’ouvre et, surprise, quelqu’un me crie : « Bienvenue ! ». C’est Pierre Rathier mon vieil ami décédé depuis une dizaine d’années. Surnommé le Rat, il me prend dans ses bras en disant : « Kriss que je suis content que tu sois enfin mort. » Oui c’est bien vrai, je suis mort. Je lui dis comment moi aussi je suis très heureux de le retrouver. Le Rat m’explique qu’il est là pour m’accompagner jusqu’à tant que je sois acclimaté au Paradis.

 

Un monde d’esprit

Nous sommes dans la salle des admissions. L’immense pièce ronde est dotée d’une cinquantaine de portes. Des centaines de personnes y entrent continuellement et elles sont accueillies par des proches. Tout le monde rit, crie et pleure de joie. En haut des portes, il y a des tableaux, comme dans les aéroports, qui donnent les heures d’arrivée des décédés.


René Goyette, 35 ans

Rathier m’entraîne dans une petite pièce adjacente et me place devant un miroir. « Voici ta première leçon. Ici tout est esprit et imagination. Regarde-toi, puis ferme tes yeux et imagine l’image de toi que tu as le plus aimée. Dis-toi que c’est ce que tu veux vraiment. Puis, ouvre les yeux. » Ça marche, je suis devenu le René d’environ 35 ans.

 

« Ici, tout fonctionne comme ça. Tu l’imagines et tu le réalises » me dit le Rat. Il ajoute : « tu as sans doute remarqué que tu n’as plus de sexe, mais une petite bosse comme les poupées Barbie. Ici, plus de sexe, plus de reproduction; les nouveau-nés ce sont les décédés. Plus de pipi, plus de caca ni de sexe; tu verras c’est super. Tous sentiments négatifs n’existent plus. Plus de tristesse, d’inquiétudes, de remords ou de regrets. Et tout ce qui t’entoure et toutes les infrastructures sont générés par la Providence; qui est la Providence, personne ne sait et on s’en fout. »

 

Mon chez-moi

« Maintenant, je vais te montrer tes appartements. Tu pourras t’y remettre de tes émotions; suis-moi. » On quitte la salle des admissions et on emprunte un corridor qui ne semble jamais finir jusqu’à une belle porte dorée avec un long numéro et mon nom inscrit en lettre d’argent.

 

On y entre et nous sommes dans une salle à manger. Le Rat m’explique comment je peux personnaliser mon chez-moi. Avec ma pensée, je peux modifier l’espace. En un rien de temps je change l’apparence de l’endroit. Le mur de gauche devient l’entrée d’une forêt, on y entend les oiseaux et on sent les fleurs. Le mur du fond est une plage sur le bord de la mer des Caraïbes, on entend le murmure des vagues et on sent la brise saline. Le mur de droite est une grande bibliothèque avec de confortables fauteuils et une douce musique classique. Pierre me félicite pour ces premiers pas au paradis. Et, avant de me quitter, il me dit : « Tu vas être heureux ici. Demain je continuerai ta formation. Repose-toi. » Et il me laisse seul.


Seul dans mes appartements, je décide de modifier une pièce. Je ferme les yeux et je m’apprête à modifier la pièce où j’avais créé une forêt. J’imagine à la place une chambre à coucher avec un grand lit blanc immergé sous une cinquantaine d’oreillers de duvet. Je lève les paupières et, bravo, c’est encore plus beau que prévu.

 

Mon après mort

Je m’étends et ferme les yeux. Les pensées se bousculent dans ma tête. Que s’est-il passé sur terre après ma mort ? Je revois mon corps inerte dans la salle de bain. Mes chats ont sûrement été les premiers à me trouver. Limonne a dû me tourner autour en miaulant et Tchouro, lui, m’a certainement donné des petits coups de patte afin de me réveiller. Heureusement, j’avais laissé la porte arrière entrouverte et ils ont pu sortir avant de mourir de faim.

 

Peu de chance qu’une de mes trois sœurs se soit aperçue de ma disparition. Les plus susceptibles de se rendre compte de mon absence sont, soit Onil et Denis, mes amis habitant encore dans ma ville natale. L’un ou l’autre m’appelait, environ aux deux ou trois semaines, afin de me convoquer pour une partie de jeu sur table. Il y a bien mon frère qui m’appelait une ou deux fois par mois et mon fils dont les appels étaient parfois fréquents, parfois plus rares.


Mais, peu importe qui m’aura appelé, ça prendrait un certain temps avant qu’on réalise que je ne donnai plus signe de vie (c’est le cas de le dire). Un moment donné, quelqu’un se déciderait à aller voir pourquoi j’étais silencieux ou l’odeur de ma mort aura éveillé des soupçons.

 

Puis, je pense à tout ce que je voulais faire qui ne sera jamais terminé. Je songe à comment j’aurais aimé prendre ma fille dans mes bras, elle que je n’avais pas vu depuis des mois; si on ne lui avait pas dit que j’étais mort, je me demande dans combien de mois (ou d’années) elle l’aurait su. Heureusement, j’avais serré mon fils bien fort quelques jours avant mon effondrement.

 

Mes funérailles

On m’aura rapidement incinéré. Quelques pleurs, quelques beaux commentaires et hop, c’est réglé. Tous mes exploits, mes voyages, mes écritures, mes amours ont dû être oubliés. Dans le fond personne ne me connaissait, j’étais un imposteur, toujours en deuxième place, toujours dans l’ombre. Mes grandes réussites ayant été appropriées par les autres. Les grands événements se sont réalisés sans que personne ne sache que je les avais prévus. Je disparus sans n’avoir jamais paru. Mes milliers de pages, jamais lues.


Qui viendra près de mon cercueil ? Mes enfants, Patricia, qui ne sut jamais qu’elle fut mon plus grand amour, Linda noyée dans mon passé, Pascale la mère de mes amours ? Bob, mon ami le plus cultivé et le plus fidèle sera sûrement là tout comme Anne-Marie, ma meilleure et plus vieille amie. M’aura-t-on rasé dans ma tombe, m’aura-t-on fait une belle tresse ? Aura-t-on répété pour la millième fois que mes cheveux longs étaient trop longs ? Je le saurai quand quelqu’un qui était là franchira le portail de la mort.

 

La vie d’après

Je me réveille avec l’impression qu’on m’appelle. Étrangement, je suis presque certain que Pierre est à la porte. Je lui crie d’entrer. « Alors prêt pour la suite de ta formation ? ». Je le rejoins et on s’assoit autour de la table de la pièce centrale.


« OK, je t’explique les notions de base. D’abord il y a le temps. Tu vois ces deux tubes sur le mur, on les retrouve partout. Il s’agit des horloges. Le long tube est gradué de dix sections qui représentent environ une heure terrestre. Comme un sablier, le sable arrive d’en haut et remplit une section après l’autre; tu vois, présentement la première section est remplie ce qui signifie que nous sommes à la première période de la journée. En haut du cylindre s’affiche le jour comme sur la terre : aujourd’hui mercredi = Me – première période. L’avenir ici dure une semaine. Le petit cylindre à côté représente le temps de méditation ce qui équivaut à la nuit sur terre. Ce petit tube ne contient que cinq sections dont le sable est fluorescent. Il prend la relève quand le tube du jour a été complété. Durant ces cinq périodes de méditation, tous les éclairages du Paradis sont tamisés. »


Siècle = étage

Rathier me regarde en souriant et dit : « Ouf ! Ça fait beaucoup à assimiler, mais ce n’est que du bon. Passons maintenant à la structure globale du Paradis. Comme un gratte-ciel terrestre, il y a des étages. Chaque étage rapatrie les trépassés d’un siècle. Nous sommes ici au dernier étage, soit le vingt-et-unième siècle. Si nous descendons d’un étage, on arrive au vingtième siècle et ainsi de suite jusqu’au début de la conscience humaine. Maintenant, viens avec moi ».


Après avoir marché dans un long corridor, on arrive à une grande porte. En haut de l’huis est écrit Salon des listes. L’intérieur est une salle ronde entourée d’écrans. « J’imagine que, comme tous nouveaux, il y a des gens que tu aimerais retrouver. Bien, c’est ici que tu pourras les repérer. Il y a plusieurs tableaux de recherche; celui-ci affiche les derniers arrivages de la semaine et du mois, celui-là les arrivages de l’année et ce dernier les décès du siècle. Finalement, ici, le registre global où sont répertoriés les décès par siècle, donc par étage. »

 

Je suis ébahi devant ces structures bien pensées et je demande : « Je peux donc chercher mon père, ma mère et mon vieil ami Jean-Eudes ? » « Mais oui, répond le Rat. Tu n’as qu’à chercher dans la liste du vingtième siècle et tu trouveras leur adresse. À chaque étage, il y a une pièce centrale nommée l’Agora. Il s’agit de l’endroit de rencontre de chaque étage. Au centre se trouve le majestueux escalier d’or en colimaçon. Ces milliers de marches descendent les siècles-étages jusqu’aux siècles avant Jésus-Christ. »

 

Pierre m’explique ensuite que les méchants sont regroupés au sous-sol, d’où on ne ressort jamais. Donc aucun danger de rencontrer un Hitler ou tous autres barbares sanguinaires.


Papa, maman

Mon guide me laisse seul m’assurant qu’il est toujours disponible pour m’aider si nécessaire. Sans plus attendre, je recherche maman et papa. Je descends au vingtième siècle et je prends la porte de la salle des listes de ce siècle. En peu de temps je retrouve les adresses de Noël Goyette et d’Orise Dubreuil. Même s’ils sont un couple, il semble qu’ici tout le monde a une « vie » individuelle. Je retourne à l’Agora et j’emprunte la porte de 1960 à 1970. Après une courte marche, je suis devant la porte de mon père. Je n’ai pas le temps de frapper que la porte s’ouvre. Je suis devant mon père qui semble avoir environ 40 ans. Instantanément, on se saute dans les bras l’un de l’autre. Les larmes virtuelles envahissent nos visages.


La famille Goyette

« Oh papa ! Tu m’as tellement manqué. Comment tu vas ? » Mon père m’invite à sa table et il me pose plein de questions sur ma vie et celles du reste de la famille. Je lui demande si on pouvait aller voir maman afin que je n’aie pas à tout lui répéter. Mais avant même qu’on se lève, sa frappe à la porte, on ouvre et c’est maman qui éclate en sanglots mêlés de rire et de joie. Nous étions maintenant trois des

Danielle Goyette alias La Toupie

sept Goyette réunis au ciel. Le reste de la journée est consacré aux récits de chacun. Il est questions, entre autres, de la vie et de la santé de Micheline et Bertrand (eux qui n’auraient jamais cru que je « partirais » avant eux), de mes sœurs Diane,  Danielle la benjamine (papa s’inquiète de sa « toupie ») et de Clément le plus vieux des enfants. Cette rencontre me comble de bonheur, je sens que je vais me plaire au Paradis.


Jean-Eudes Raymond, alias Ti-Cule

Ti-cule

Le lendemain, ma prochaine visite est une retrouvaille avec mon meilleur ami. Jean-Eudes Raymond, alias Ti-Cule; il mourut dans les années 70. C’est donc au niveau du vingtième siècle que je le retrouve. Cheminant dans le corridor de 1970 à 1980, j’entends quelqu’un crier : « Hey Zappa ! ». Je me retourne et j’aperçois Jean-Eudes. On se prend dans nos bras en riant. Je dis : « Osti que je suis content de te voir tu peux pas savoir comment tu m’as manqué ». « Moi aussi, dit-il. Viens avec moi, je m’en allais au Salon buffet; on pourra jaser en grignotant. En chemin, on croise John Lennon qui nous fait un sourire et dit salut à Jean-Eudes. Ce dernier lui dit : « Bonjour John, je te présente René Goyette, un ptit nouveau fraîchement arrivé. » Lennon me tend la main en me souhaitant la bienvenue dans un français parfait. Je lui dis que j’espère qu’on se reverra et il me répond : « J’imagine ».


John Lennon

Après la rencontre du Beatles, je partage ma surprise avec Ti-Cule : « Je ne savais pas que Lennon parlait français. » Il me répond : « Oh, c’est pas surprenant, ici tout le monde parle sa propre langue et l’interlocuteur le comprend dans sa langue. Plus de barrière linguistique, c’est formidable. Tu apprécieras quand tu iras visiter d’autres siècles et les anciens d’autres pays. »


La grande bouffe

On entre dans une grande pièce ovale où sont installées de grandes tables remplies à déborder de nourriture. Ti-Cule m’explique que même si on a plus d’estomac, on peut quand même manger. On goûte tout, on sent tout mais aussitôt avalée la bouffe disparaît. Tu peux manger et boire autant que tu veux.

 

Entre les petites bouchées, les hors-d’œuvre et les coupes de vin, je raconte ma vie à Jean-Eudes. Il sait en gros sur ce qui se passe sur la planète, car son idole John Mayall, décédée dernièrement, l’a mis à jour. Je l’informe des toutes dernières nouvelles du Québec.

 

« J’ai une petite surprise pour toi, me dit Ti-Cule. Ce soir à la période sept, j’ai réservé une table au Rock Palace du vingtième siècle. Il y a un spectacle où se retrouveront sur le stage John Lennon, Georges Harrison, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Frank Zappa, John Mayall, Jim Morrison et quelques autres. Ça va être sublime; tu vas adorer. Et le plus sauté, c’est qu’on peut fumer du pop, du hash, sniffer de la coke et boire de l’alcool et tout ça sans jamais atteindre un niveau désagréable; c’est comme si tout était limité au plaisir. Il y aura autour de la table des invités surprise.


Rock Palace

Un peu avant la période sept, je trouve l’entrée du Rock Palace. Un portier m’offre de l’aide. Après avoir mentionné la réservation au nom de Jean-Eudes, il m’indique une table au milieu de la salle. J’y vois des gens assis mais je suis trop loin pour les reconnaître.

 

En m’approchant, on crie mon nom. Quelle surprise. Autour de la table, est assise, une brochette de joyeux morts : les frères Poirier, Serge alias Bof et Marc alias LeBlond; Jean-Rock Landry, Yvon Pouliot, David Pickle, Robert Girard, André Girard alias Dama, Harry McKenna, Ti-cule et le Rat.

 

Tout le monde veut les dernières nouvelles de la terre et pendant un moment je suis la vedette de la tablée. Puis, le silence est demandé. Je remarque que le stage est vide. Le mystère est rapidement résolu, car tous les musiciens montent sur la scène. Ils forment une chaine en se tenant par la main et Lennon dit : « OK êtes-vous prêts ? » Et, d’une même voie, la foule hurle oui.


Ti-cule me dit : « Ferme les yeux et concentre-toi sur la scène. » Tout le monde ferme les yeux et une dizaine de secondes de silence s’écoule. John crie : « Êtes-vous là ? » et la foule cri encore oui. Jean-Eudes me dit que je peux ouvrir les yeux. Surprise, la scène est maintenant éclairée de mille feux et des tas d’instruments entourent les musiciens.

 

Les vedettes jouent jusqu’aux petites heures. À la fin du concert, je salue tout le monde et me rends dans mes appartements. Je suis comblé, franchement heureux. Je m’étends dans les nuages roses de mon lit et je laisse voguer mes pensées.


Plus tard

Ça fait maintenant un mois que je porte l’auréole. Il s’en est passé des choses. J’ai bu plusieurs cafés avec Baudelaire, Rimbaud, Nelligan, Hermann Hesse et Kundera. J’ai passé des journées au bord de la mer avec Frank Zappa, Jim Morrison et Janis Joplin. J’ai joué au golf avec René Lévesque, Karl Marx, Fidel Castro et Che Guevara. J’ai joué aux cartes avec Boris Vian, Réjean Ducharme et Gaston Miron. J’ai assisté à des concerts de Beethoven, Mozart et Schubert. Je vais bientôt visiter le dix-neuvième siècle. J’ai encore des milliards d’anciennes vies à connaître, ma curiosité salive.


Épilogue

Enfin la béatitude. Et dire que durant toutes ces années j’ai tenté de retarder la fin de la vie. Avoir su que mon haut taux de cholestérol, les cigarettes, l’alcool et la pollution n’étaient en fait que des voies rapides vers l'empyrée, j’aurais agi autrement. En voyant ici tout ce qu’il y a à apprendre, à découvrir et à connaître, je comprends pourquoi au Paradis l’éternité est nécessaire et je réalise le grand bonheur d’être mort. Mais je dois vous laisser, car je vais jouer au mahjong avec Mahatma Gandhi.

 

 

Merci aussi à ceux qui n’ont pas lu.


 

RÉFÉRENCES


Wikipédia - Décès par siècle


 

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